déjeuner et constipation
- J’ai envie d’aller aux toilettes, répond la femme avec un air suppliant.
- Pffft. Je vais explorer lui répond l’homme.
A l’angle du couloir, il trouve bien vite une sœur vêtue de blanc, assise sur un tabouret, silencieuse en train de psalmodier, mais en silence en égrenant un chapelet fait de haricots séchés. Seules ses lèvres bougent. Devant cette sœur, posée sur le sol il y a une cuvette émaillée, pleine d’eau dans laquelle flottent des épluchures de légumes.
- Hmmm, bonjour, ma sœur. Savez vous où sont les toilettes ? (das Klo dans le langage local).
- Hhhh ! La sœur se lève et se sauve comme une folle en renversant la cuvette. L’homme a juste le temps de s’écarter pour ne pas faire tomber la religieuse et salir ses belles chaussures de marche toutes en cuir.
Sa surprise passée, le touriste entend des bruits de pas qui se rapprochent de plus en plus vite. C’est la sœur de type américain qui arrive.
- Qu’est-ce qui se passe ici ! Pourquoi avez vous fait peur à cette pauvre Gertrud ? Elle est sourde et muette. Elle a été effrayée de ne pas vous avoir vu approcher. Que voulez vous ?
- Mon épouse m’a demandé de localiser les toilettes.
- C’est ici, la porte derrière le tabouret renversé et la cuvette d’épluchure. La religieuse se met à faire des gestes un peu insensés pour visiblement gronder la pauvre sourde et muette. L’homme se retire prudemment dans ses quartiers pour prévenir son épouse.
- J’ai commis un impair dit-il en expliquant la scène à sa femme. Celle-ci n’y prête pas trop attention et s’éloigne à son tour dans le couloir en emportant un gros sac à main.
Comme prévu les toilettes à la turc ne ferment pas à clé. Cela n’a pas trop d’importance. Il n’y a que des femmes ici. Mais le papier hygiénique n’est pas encore à la mode. Sur une tablette il y a de vieux numéros du Time et du Frankfurter Allgemeine. Ni les chasses d’eau. Dans un coin se trouve un seau à moitié vide et un gros bâton avec une pointe en fer. Ce n’est pas tout de même prévu pour que les nonnesses défendent leur virginité ? A tout cela une explication se dit la femme. Réfléchissons : l’eau gèle et les locaux préfèrent se passer de canalisations en plomb plutôt que d’appeler le plombier chaque fois que la température descend à moins cinq, mois dix ou moins vingt-cinq ? Le bâton sert très probablement à casser la glace avant de faire ce qui doit être fait et secondairement pour s’en servir de canne quand le sol est trop glissant et éviter de tomber. Ach so !
Mais la sourde et muette ? Probablement que sa cuvette à épluchures doit servir au remplissage du seau qu’elle n’a pas eu le temps d’accomplir à cause de ses méditation et son idiot de mari ? Avec un sourire, elle se dit que constipée la dite sœur devait attendre en priant Saint Coucouillin pour que ça vienne. Le journal est un peu humide et désagréable. Elle s’essuie avec la page culture sur lequel il y avait un poème qu’elle n’a pas pris le temps de lire.
Das Mädchen aus der Fremde
In einem Tal neu armen Hirten
Erschien mit jedem jungen Jahr
Sobald die ersten Lerchen schwirrten
Ein Mädchen, schöne und wunderbar
Sie war nicht in dem Tal geboren
Man wusste nicht woher sie kam
Und schnell war ihre Spur verloren
Sobald das Mädchen Abschied nahm
Beseligend war ihre Nähe
Und alle Herzen wurden weit
Doch eine Würde ein Höhe
Entfernte die Vertraulichkeit
Sie brachte Blumen mit und Früchte
Gereift auf einer andern Flur
In einem andern Sonnenlichte
In einer glücklichern Natur
Und teilte jedem eine Gabe
Dem Früchte jenem Blumen aus
Der Jüngling und der Greis am Stabe
Ein jeder ging beschient nach Haus
Willkommen waren alle Gäste
Doch nahte sich ein liebend Paar
Dem reichte sie des Gaben beste
Der Blumen allerschönste dar
Chapitre 2 (suite)
Nous sommes maintenant tous à table. Dans une autre dimension semble t‘il à l‘homme qui doit tenir ses coudes bien serrés contre lui pour éviter de heurter l‘ancienne mère supérieure à sa droite. La doyenne de l‘établissement.
C‘est la petite albanaise qui est venue les chercher en adressant des sourires éhontés au monsieur occidental et quand sa femme a le dos tourné, des clins d‘oeil appuyés. Il n‘y a pas grand chose à faire dans ce genre de situation pour un homme averti sinon de laisser faire celle qui veut. Et c‘est ainsi qu‘après une porte monumentale, il se retrouvent non pas dans un chapelle mais une sorte de grange immense toute en longueur dans laquelle des tables en U tiennent toute la place. Tout en haut à plus de vingt mètres de colossales poutres supportent directement la toiture. En altitude autour des poutres il y a un rambarde qui indique une sorte de passage de ronde. Cette coursive est accessible par une minuscule porte à la verticale de la porte d‘entrée du réfectoire. La salle ressemble à une grange, car au sol il y a de la paille qui date un peu. Elle est écrasée de longtemps car elle fait de la poussière. Au mur peu de décoration sauf à droite du U une tapisserie aux couleurs fadasses ou passées représentant Saint Michel en train de faire ce pour quoi il a été grassement payé. Le réfectoire est éclairé par de hautes fenêtres de style roman fermées par des vitres à carreaux biseautés.
Le U est particulier car en tête, les tables sont situées sur une estrade qui de fait dominent les deux branches du U. La grande table n‘est pas entièrement occupée. Il n‘y a qu‘une vingtaine de participantes. Et un homme chauve au regard de braise qui semble en colère rien que de se trouver là. Il porte un costume gris de religieux d‘un ordre peu identifiable pour un béotien. Une moine ? Tout le monde est debout quand ils arrivent poussés par l‘albanaise. Une sœur à binocles debout derrière un pupitre lit dans une langue inconnue un texte incompréhensible en tournant les pages d‘un énorme grimoire aux pages épaisses et inhabituellement grandes.
Les touristes sont conduits en tête du U et son invités à s‘asseoir presque au centre. Ils sont les seuls assis. Tout le monde reste debout. Quelques minutes de gêne plus tard, trois sœurs entrent. Ou plutôt deux qui supportent entre elles une espèce de fantôme sans âge tellement il est vieux et ridé. La marche est lente et la traversée du réfectoire dure une éternité jusqu‘à la pose sur le trône de bois noirci que d‘autres sœurs déplacent pour permettre à la doyenne des doyennes de se reposer. Le lourd crucifix en argent qu‘elle porte autour du cou ne doit pas l‘aider à garder la tête droite. Les deux touristes ont bien sûr compris que c‘était là le moment de se relever. De toute façon pour permettre la remise en place du trône, il aurait fallu les bousculer. Et voilà enfin tout le monde en place. Les deux sœurs accompagnatrices restent debout derrière la toute vieille.
Au cas où ?
L‘ancienne promène son regard ensommeillé dans un semblant de redressement de tête tout autour de la salle, sans remarquer particulièrement les touristes et d‘un claquement sec tape sur son assiette de bois avec la grosse cuillère en argent. Alors seulement tout le monde peut se rasseoir. L‘homme est coincé contre le trône et ne sait plus trop quoi faire de ses bras. Au pupitre, la religieuse redresse de temps en temps ses binocles avec un doigt et continue à lire. L‘autre homme dans la salle est assis tout en bout de table des doyennes. Seul, sans personne à côté de lui pour parler. Une rapide observation des tablées permet de repérer des castes.
En gris, et toutes âgées, les doyennes. Les gestes sont peu assurés, les mains tremblent mais soulèvent gaillardement les lourds couverts d‘argent. Les couteaux de boucher taillent le pain et la barbaque avec l‘obstination de celles qui n‘ont pas envie de mourir de faim faute de forces.
Viennent ensuite les « grises-moins-sombre » avec un liseré noir. Dans les barres du U. Le couple a compris qu‘il s‘agit des silencieuses. Il y en a de tous les âges. En ce moment il n‘y en a que sept. Mais on remarque vite qu‘elles sont bavardes autrement et jouent des gestes mieux qu‘avec la langue. Elles se comprennent d‘un coup d‘oeil ou d‘un geste quand il s‘agit de faire passer le vin ou le pain. Ou des coups de coudes pour pouvoir enfourner une cuillérée sans en faire tomber dans l‘assiette. L‘homme repère vite qu‘elles n‘utilisent pas de couteaux mais cassent le pain avec leurs doigts et au lieu de viande n‘ont que du poisson.
Puis viennent quelques religieuses blanches. Cinq seulement au milieu de table. Deux d‘entre elles sont connues : la mâchoire carrée et l‘autre est la femme âgée qui conduisait la voiture automobile. Les blanches ne mangent pas et gardent les doigts croisés en prière au dessus de leurs assiettes. Elles ont déjà mangé au premier service. Et puis de façon générale elles sont assez costauds pour sauter un repas ou deux. Un mois de jeûne sévère ne leur fait pas peur. Il n‘y a pas la sourde et muette. L‘albanaise non plus qui aurait pu être avec les novices.
Enfin en bout de table, ce doit être le petit groupe de novices. Une bande de gamines d‘au plus quinze ans. Au visage sale ou bronzé et les joues rouges, en jupe longue avec une veste bleue boutonnée. Curieuses, elles ne peuvent s‘empêcher de regarder les touristes aujourd‘hui présent. Devant elles les assiettes débordent de choucroute fumante et une sœur de service leur sert de grands verres de bière. Elles sont rappelées à l‘ordre de temps à autre par une blanche d‘un coup de cuillère bien senti sur les doigts.
Toutes portent la même coiffe de religieuse.
L‘homme compte en tout autour du U une capacité de 150 places. Ce qui doit faire en deux services par exemple, un maximum de 300 religieuses.
Dans le réfectoire on n‘entend que le bruit de mastication, des couverts qui s‘entrechoquent, des rots et des psalmodie de la liseuse. La choucroute est bonne. Mais la bière glacée n‘est pas servie à la table des doyennes. Il n‘y a que de l‘eau. Les sœurs de services sont des grises, têtues, qui vous resservent sans vous demander votre avis. La femme fait les gros yeux à son époux devant le tas de choucroute et les saucisses fumantes et les Kartoffeln qui manquent de rouler hors de l‘assiette. Bon gré mal gré il faut manger en silence. Si on a le malheur de faire une pause, une grise se met devant vous avec une louche vide prête à intervenir. Leurs airs peu avenant vous obligent à vous pencher sur la tablée.
La doyenne des doyennes est véritablement choyée. L‘une des acolytes goûte avant elle dans son assiette. Non ce n‘est pas empoisonné ? Ou plutôt : non ce n‘est pas trop chaud ! On la nourrit moins que les autres. Mais elle a un bon coup de cuillère (la doyenne des doyennes n‘aurait pas le droit d‘utiliser une fourchette selon la règle locale...). Dès qu‘elle bave un petit peu, une autre s‘approche pour lui tamponner le museau avec un mouchoir blanc. Dès qu‘elle reste immobile quelques secondes de trop, on lui change son assiette contre une autre tout aussi peu remplie qu‘elle touche à peine.
A la fin de repas, une sœur amène un grand panier avec des pommes qui ont survécu de l‘automne dernier. Elles sentent bon la pomme qui a séché pendant les longs mois d‘hiver dans le grenier sous la surveillance des chats. Elles sont jaunes et or, farineuses et peu juteuses mais encore bien parfumées. Ce qui expliquerait la constipation de la sourde et muette qui a donc fort logiquement manger au premier service. L‘homme est fier de sa capacité à interpréter tous ces petits riens qui font la vie de tous les jours.
La fin du repas survient avec une volée de cloches très proches –dans un bâtiment contigu ? - qui surprennent violemment le couple de touristes mais pas les sœurs qui abandonnent aussitôt leurs trognons en l‘état. Et quittent la salle à la queu-leu-leu en baissant la tête.
Un fois toutes les jeunettes parties, la doyenne se penche alors vers l‘homme et lui dit dans un français impeccable et une voix extraordinairement claire :
- Il m‘a été dit que vous venez de Zagreb ?
- Oui, ma sœur. Mais comme vous le savez, je suis suisse résidant à Vienne. Il n‘y a que mon usine à zagreb.
Le regard de la momie fouille son esprit sans vergogne brillant de mille feux.
- Vous savez donc qu‘il n‘y a pas de secrets pour Dieu. Allez en paix mon fils. Elle ne décroche aucun mot à la femme. Cette dernière s‘aperçoit que le moine coléreux a quitter le réfectoire sans se faire remarquer.
Chapitre 3
De retour dans leur chambre. Le couple referme la porte.
- Elles nous accordent deux heures pour nous reposer et la sieste. Cela devrait suffire indique la femme. Puis après notre guide doit nous faire visiter l‘établissement accessible aux touristes et les dépendances. Relis le plan pour bien t‘en imprégner. Moi je prépare ma tenue.
Sans lui répondre l‘homme ouvre également sa valise et en sort deux livres enveloppés dans une serviette de bain. Il s‘agit de la Retraite Spirituelle pour un jour de chaque mois par le père Jean Croiset de la compagnie de Jésus rédigé en 1716 –du moins c’est ce qu’en indique l’édition d’époque qu’il a en main- et un manuel scolaire : Cours d‘Allemand de Rochat-Lohmann des éditions Payot à Lausanne imprimé en 1944.
Le cours d’allemand dont il n’a pas besoin lui servira de code chiffré. Même s’il se doute que ses courriers seront lus par les sœurs, au moins il dispose d’un moyen de code sûr. Cette méthode nécessite d’avoir deux livres identiques, dans l’exemplaire de voyage, l’émetteur choisit les mots appropriés pour rédiger son message. Mais au lieu de les écrire tels quels il se contente de remplacer ses mots par les numéros de page, de ligne et d’ordre dans la ligne. La personne qui réceptionne le message n’a qu’a utiliser son propre exemplaire identique et chercher les mots correspondants. C’est la seule façon de faire échec aux techniques de décryptage. Le gros défaut est que le livre ne doit pas se retrouver en de mauvaises mains.
Une heure plus tard, une sœur nouvelle, si nos deux touristes font confiance à leurs qualités de physionomistes, vient les chercher. Si elle toque à la porte, elle n’attend pas la permission d’entrer.
- Etes vous prêts pour la visite ? Leur demande leur guide qui les observe remettre leurs chaussures et les a vus fermer précipitamment leurs valises.
- Pas vraiment voyez vous. Il nous avait été indiqué quinze heures ! Lui rétorque la femme qui ne cache pas beaucoup sa mauvaise humeur.
La religieuse ne leur répond pas et sort de la chambre comme il lui avait été dit pour le cas où il y aurait des problèmes de type relationnel. Les quelques pas de recul en marche arrière est un technique éprouvée pour calmer la tension.
Nos touristes la suivent. L’homme s’est armé de son appareil de photographie. La femme tient à la main un prospectus écrit en gothique et illustré par quelques gravures. Mais dans le couloir, se tiennent en retrait deux autres religieuses vêtues de bure blanche, affectées vraisemblablement à l’encadrement de la visite.
- Nous sommes ici au rez-de-chaussée d’un bâtiment achevé en 1050, et qui compte six niveaux commence fièrement leur guide qui a oublié l’incident. Il a été construit sur les fondations d’un ancien site païen antérieur à l’époque romaine qui le transforma en villa ou ferme agricole...blabla...Le musée compte un nombre éloquent de statuaire de type romain et antérieur...blabla..
Rien que le rez-de-chaussée qui reprend la forme du 8 avec ses deux cours intérieures ceintes de colonnades et de déambulatoires, ses nombreuses salles et ses accès principaux aux deux chapelles, au réfectoire, au jardin potager, aux autres chambres d’hôte, toutes identiques prend au moins deux bonnes heures. Le parcours est souvent arrêté pour laisser passer des groupes de grises, de grises foncées ou de novices. Une des portes des chambres d’hôte s’entrouvre et se referme rapidement sur le visage colérique du maigre moine présent au déjeuner.
La chapelle majeure est bien décrite dans le prospectus que la femme a remisé dans son sac à main. Mais la voir cause une forte impression. Que de dorures ! De la dorure à la germanique, c’est à dire un peu partout au point d’en gâcher un peu l’importance de l’autel. Beaucoup de statues colorées, des personnages saints divers reconnaissables à leurs pauses et accessoires traditionnels. Les inévitables dragons et des corps percés de flèches, les têtes sous le bras et d’autres avec des palmes à la main et le doigt levé. Quelques tableaux de scènes de la vie de Jésus ou de l’ancien testament dont deux oeuvres du Titien offerts par le pape Benoît XV. Il y a aussi un tableau de Breughel l’Ancien représentant une procession sur la place du Marché de Delft devant l’ancienne église avant qu’elle ne soit démolie par les protestants.
Les sœurs qui les accompagnent ne sont pas peu fières de voir les bouches bées de leur troupeau du jour.
- Et je vais vous montrer maintenant les reliques ! Annonce la guide en les poussant vers l’autre chapelle.
Discrètement l’homme souffle à l’oreille de son épouse « 56 » et . C’est le nombre de portes qu’il a comptées rien que pour ce premier étage.